Les soldes, féerie pas chère

Image de saison : l’ouverture des grands magasins et la déferlante des clients sur les bacs à soldes. Pas un jeu gratuit, mais la quête du meilleur prix, de la meilleure affaire. Pas de temps pour lésiner, pour le lèche-vitrines. Il faut s’engouffrer dans les lieux, saisir sa chance, ainsi que procéder avec méthode. Le client des soldes n’y met pas toujours la manière. Il prend, repose, déplace, retourne. Avec les soldes, le temps est compté. Les affaires passent. Au client d’agir.

De quel client parlons-nous ? Un vieux réflexe sémiotique est d’extrapoler les positions de sens, ici les profils d’acheteurs en période de soldes. Dans un autre contexte d’agitation et de circulation, celui du métro, le chercheur Jean-Marie Floch a pu dresser, lors d’une étude, une typologie des parcours, dans le flux des usagers. On retrouve, dans le rythme impétueux des soldes, des profils parfois similaires.

Des soldes, des profils de consommateurs

D’abord le «pro» : esprit conquérant, démarche calculée, geste assuré. Il sait où aller, comment opérer. Les pros enchaînent les étapes, ici les repérages et les achats, dans la fluidité d’une opération maîtrisée, au milieu de la cohue. Ils ciblent, s’emparent de l’objet providentiel et se séparent des grappes agglutinées sur les bacs.

A l’opposé, le «flâneur», ou le curieux, se prend au jeu tout en se laissant porter par la vague. Voyageur indécis, il flâne et il glane. Les soldes l’attirent, comme un spectacle insolite, cette agitation l’amuse. Pourquoi pas, une bonne affaire pourra se présenter, au gré d’une bonne distance, d’une certaine disponibilité. Sérénité du flâneur qui, ne croyant rien chercher de précis, finit par trouver ce qu’il y a de mieux parmi des objets échoués, abandonnés ou rejetés par la vague. Le flâneur n’est pas extérieur à l’atmosphère qui règne. Celle-ci offre des émotions, des surprises, dans les formes aléatoires où se présentent les choses, tant par la mise en scène des produits soldés qu’au travers des comportements observés malgré soi.

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On imagine que certains ne veulent par prendre ce risque de flâner, de déambuler pour, au mieux, finir par tomber sur une bonne affaire, au hasard de la navigation sur les lieux de vente. Ils valorisent des stratégies différenciées pour atteindre leur but, n’hésitent pas à multiplier les parcours. Ce sont les «arpenteurs». Sans rivaliser avec les pros, que rien ne détourne de leur trajectoire calculée, ils opèrent différemment. Si le terrain est propice, ils étudient plusieurs pistes d’achat. Ils comparent, restent ouverts à différents scénarios, avant de se décider. Ils parcourent les lieux, dans tous leurs recoins, passent d’un endroit à l’autre, sans ménager leur peine. Les arpenteurs sont les premiers, on l’aura bien compris, à se dépenser pour moins dépenser. A l’opposé du flâneur, ils cavalent, mais à la différence du pro, ils prennent le temps, ou le perdent volontairement, pour multiplier les repérages et arrêter, finalement, leur choix.

En poursuivant notre chemin, nous pouvons identifier un type de client qui aborde encore différemment les soldes. Sans commune mesure avec les profils déjà observés, il se lance à corps perdu dans les achats. Il ne possède ni la stratégie du pro, ni la curiosité patiente du flâneur, ni la persévérance de l’arpenteur. Objet de toutes les sollicitations, de toutes les tentations, il cède, il craque. C’est le modèle de «l’impulsif», dont la trajectoire est imprévisible, et d’abord pour lui-même. Comme s’il fallait croire que l’occasion fait bien le larron, l’impulsif prend ce qui lui tombe sous la main, plus qu’il n’achète. Tant mieux si, pour l’occasion, la caution vient des soldes. Raison de plus : ne pas regarder, pulsion aveugle qui consomme et se consume dans l’achat.

Les soldes, réenchantement de la consommation

A n’en pas douter, les soldes participent de ce réenchantement de la consommation par la consommation. Les théoriciens nous disent qu’une des formes marquantes de ce phénomène passe par la «suspension de l’incrédulité». Si des valeurs se maintiennent, tant bien que mal, dans la société, elles n’ont plus la vigueur et la constance des valeurs traditionnelles qui ont pu, d’ailleurs, nous cahoter entre excès d’ordre et de désordre. Faute de valeurs refuges, la vision désenchantée du social peine à nous faire croire à quelque chose de fixe et de durable, pour nous rassurer, nous dépasser. Difficile de ne pas réagir à toutes ces valeurs affectées par l’incrédulité.

Par compensation, dans le contexte du réenchantement, la consommation joue un rôle d’attracteur social quasi permanent. Tout à la fois plaisir et loisir, elle tend à placer le désir au-dessus de la nécessité. Activité diffuse, étendue à tous les domaines de la vie sociale, y compris les objets culturels, la consommation offre à l’acheteur toutes les occasions de croire en sa bonne étoile. Logique du père Noël (Baudrillard) et du «je-sais-bien-mais-quand-même», à se dire qu’un achat ne fait peut-être pas le bonheur, mais comble le présent de l’expérience et donne à l’existence, même provisoirement, son équilibre et son bien-être.

Les grands magasins et les temples modernes de la consommation savent combien il est important de favoriser cette «suspension de l’incrédulité» par tous les signes d’un cadre réenchanté, si bien décrit par Emile Zola, déjà, dans le Bonheur des dames : espace, couleur, profusion, vie et mouvement. En revanche, depuis l’époque d’Emile Zola, les choses ont bien changé. La consommation doit opérer à plein régime et procurer toujours plus de sensations. Cela explique l’intérêt actuel pour le polysensoriel dans la conception des objets, des lieux et des modes de vente. Créer l’ambiance, stimuler tous les sens : l’enchantement est souvent à ce prix.

Inutile de dire à quel point les soldes précipitent le cours des choses, en respectant, d’une certaine manière, la règle des trois unités : de temps (sur une période réduite), de lieu (par concentration de l’offre), d’action (tout doit disparaître). Cette dramaturgie de la consommation crée une tension dynamique, que l’on espère rentable. Sous cet angle, l’homo economicus (besoins-objets-satisfaction) se double de l’homo ludens, tant les soldes ont le pouvoir de condenser les formes symboliques du jeu décrites par Roger Caillois : l’agôn, avec la compétition entre clients sur un même secteur, pour un même article ; l’alea, avec la part de chance et de hasard pour tomber sur la bonne affaire ; le mimicry, dans la mesure où les soldes représentent un simulacre du coup de balai, du pillage ou du saccage organisé, où les plus malins tirent leur épingle du jeu ; l’ilinx, en raison du vertige créé par l’achat et le lieu, entre excitation, agitation, étourdissement. On ne fait pas les soldes comme on fait ses courses. Dans la foule, il faut jouer serré.

Cette conception ludique des soldes participe, à n’en pas douter, de la vision réenchantée de la consommation. On discutera peut-être la nécessité de donner une consistance symbolique, voire lyrique, à ce qui n’est, au fond, qu’une pure opération commerciale. Convertir les soldes, comme nous le suggérons, en parcours, en expérience, en jeu, n’est pas dénué d’intérêt pour éclairer notre rapport complexe à la consommation. Preuve que si l’on veut faire des économies, on ne désire pas moins s’en laisser conter.

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