Taylor Swift et les Swifties, Justin Bieber et les Beliebers… Chaque artiste s’appuie sur le soutien de sa communauté de fans, appelée “fanbase” ou “fandom”. Jouissant d’une réelle identité à part entière, les fandoms génèrent un véritable sentiment d’appartenance à une tribu.
Si l’artiste exerce en effet une grande influence sur ses fans, il s’avère que ces derniers apparaissent comme les réels meneurs de la danse, en dictant la stratégie marketing des maisons de disques. D’où vient ce pouvoir ? En quoi influence-t-il le fonctionnement des industries musicales ?

Il était une fois le fan…
L’image du fan a longtemps souffert d’une connotation négative, liée au terme anglais “fanatic”, qui suggérait une passion excessive et irrationnelle. L’essor d’Internet dans les années 90 a toutefois permis à des fans aux intérêts communs de se réunir en communautés en ligne (ou “fandom”) à dimension presque associative. Chez les fans, l’objectif est de soutenir l’artiste en créant un univers complet : style de vie, nom de communauté, vocabulaire, etc. Ce phénomène a ainsi contribué à repenser l’image des fans, la rendant plus valorisante et créative.

Pour autant, l’image du fan reste ternie. Le comportement fanatique de certain·e·s fans pour leurs artistes a conduit à la popularisation d’un nouveau terme dans les années 2000 : le “stan”. Le terme vient de la chanson Stan d’Eminem (2000), qui raconte l’histoire fictive d’un fan obsédé, Stan, dont l’idolâtrie excessive le conduit à des actes tragiques.
Fans des 50’s et fans des années 2000 : quelle est la différence?
Un·e fan des Beatles dans les années 60 vivait une relation bien différente avec ses idoles qu’un·e fan d’Imagine Dragons aujourd’hui. À l’époque, l’accès aux artistes était limité par des moyens de communication indirects : lettres, télégrammes ou magazines tels que Photoplay et Screenland. Les maisons de disques jouaient alors un rôle central en tant qu’intermédiaires entre fans et artistes.
Avec l’arrivée des réseaux sociaux dans les années 90, la distance s’est considérablement réduite. Désormais les fans interagissent directement avec leurs idoles, sans intermédiaire. Ce changement suscite l’intérêt de nombreux chercheurs, qui explorent le rôle et le potentiel des communautés de fans à l’ère numérique.
Les pionniers de l’analyse de la “fan culture”

Les travaux de chercheur·se·s comme Henry Jenkins ou John Fiske ont profondément réévalué la culture des fans et des stans. Dès 1992, leurs travaux ont montré que les fandoms ne se limitent pas à une consommation passive, surtout avec l’essor du numérique. Ils sont désormais perçus comme une force marketing clé, participant activement à la création et à la diffusion des produits culturels.
En réponse, les maisons de disques ont intégré les fandoms dans leurs stratégies marketing, renforçant ainsi leur influence. Cela a révélé un paradoxe intéressant : si l’artiste inspire ses fans, ces derniers exercent également un pouvoir significatif sur lui.
Les maisons de disques coréennes, maîtresses de la culture du fan.
Le groupe Maroon 5 attire en moyenne entre 15 000 et 18 000 spectateur·rice·s par concert, tandis que BTS, également connu sous le nom coréen Bangtan Sonyeondan (« les hommes pare-balles »), atteint presque 50 000 spectateur·rice·s par spectacle lors de leurs tournées.
Le groupe BTS, composé de sept membres sud-coréens, est soutenu par une fanbase massive appelée les Army’s. Le nom Army, dérivé de l’identité du groupe, est accompagné d’un logo inspiré de celui de BTS. Chaque membre du groupe incarne un archétype classique des boys bands : RM, le leader, intelligent mais maladroit, ou Jungkook, surnommé le Golden Maknae (« Benjamin en or »), jeune chanteur et athlète talentueux.

Pour maintenir une connexion avec leurs fans, BTS organise régulièrement des rencontres et anime depuis 11 ans l’émission Run BTS, désormais disponible sur Weverse, une plateforme lancée en 2019 pour les fandoms de K-pop. Lors des concerts, les Army’s apportent leurs Army Bombs, des accessoires lumineux connectés qui synchronisent leurs couleurs avec les performances, renforçant l’immersion lors des spectacles.



Le phénomène de fan culture est en effet poussé à un tout autre niveau dans l’industrie de la musique pop coréenne (ou “Kpop”), par rapport à l’industrie de la musique occidentale. Des accessoires jusqu’au logo, les agences de musique coréennes arrivent à impliquer au maximum les fans, transformant les groupes de musique qu’elles managent en véritables marques en concurrence constante entre elles.
Les fans, “travailleurs militants”
“Une main-d’œuvre idéale pour l’industrie musicale” ? Le journal Le Monde qualifie les fanbases ainsi. Newsletters, articles, vidéos ou chroniques sur les réseaux sociaux, souvent renforcés par des hashtags, etc. Les fans, en gérant et générant les contenus, diffusent les actualités des artistes et renforcent leur image, offrant aux maisons de disques un avantage économique et une communication digitale efficace. Certaines maisons de disques collaborent même directement avec des fans, comme en témoigne le site LittleMonsters.com, géré conjointement par l’équipe de Lady Gaga et ses fans.
Les fans ne se limitent pas à la promotion : ils inspirent également les industries culturelles. Le documentaire Tellement fan (Arte) montre que cette créativité influence le marché, notamment à travers des influenceurs issus des fandoms. Ces fans influenceurs, comme Fo Squad Kpop (778 000 abonnés sur YouTube), forment des sous-communautés autour de leurs idoles, créant un cercle vertueux d’engagement et d’innovation.
Fan culture : un pouvoir illusoire ?
Les fandoms sont aujourd’hui au cœur des stratégies marketing des maisons de disques car ces dernières vont se modeler autour de leurs demandes. Elles jouissent d’une véritable influence. Pourtant, les maisons de disques constituent finalement la partie prenante tirant les plus gros avantages du système mis en place.
Outre la main-d’œuvre, le phénomène de proximité virtuelle entre le·la fan et l’artiste permet de nourrir naturellement une impression de connexion forte, dont les maisons de disques se servent pour vendre leurs produits dérivés aux meilleurs prix sur le marché. Il s’agit de faire croire aux fans que l’admiration n’a pas de prix, et cette stratégie est très bien reçue, surtout par les stans de la génération Z, constituant le cœur de cible actuel et générant un flux communicationnel largement plus impressionnant qu’aux débuts des réseaux sociaux dans les années 2000.
En somme, le pouvoir bien réel de la fan culture est au service des maisons de disques, et pousse au dernier plan la considération d’un tout autre acteur : l’artiste.
Et l’artiste ?
L’industrie musicale est devenue un univers où les fans, bien que puissants, servent avant tout les intérêts des maisons de disques. Ils·elles participent au rayonnement de leur idole tout en consommant ce qu’elle offre, transformant l’artiste en une véritable “marque”. L’engagement intense des fans s’accompagne cependant d’une déshumanisation des artistes, réduits à des produits personnalisables. Cela pose la question de leur reconnaissance et révèle un nouveau paradoxe : les fans, tout en dénonçant la déshumanisation, y contribuent malgré eux.
Joyce GODJI