Le matrimoine, un héritage culturel oublié

Pour ce deuxième rendez-vous du Curious Live, les étudiants du Master MASCI reviennent vous parler de patrimoine en Bourgogne. 

Cette fois-ci, Etienne et Camille, accompagnés de Clara, Edith et Chloé, ont eu l’occasion d’évoquer la question du matrimoine. 

Un terme encore très peu connu

Il n’est pas évident de rendre sa place au terme “matrimoine”. Tapez le dans votre barre de recherche et Google vous proposera immédiatement de le remplacer par “patrimoine”. 

Nous sommes nombreux à avoir découvert ce terme récemment et pourtant, le matrimoine n’a rien d’un nouveau néologisme militant à la mode. Au contraire !

Dérivé du latin mater, signifiant mère, le matrimoine serait apparu durant l’Antiquité. Le célèbre Platon le mentionnait déjà. Il s’agit d’un terme désignant l’héritage et les biens culturels légués par les générations de femmes précédentes. Le matrimoine n’est pas non plus un terme étranger à la langue française puisqu’au Moyen-Âge, lorsqu’un couple se mariait, étaient déclarés à la fois le patrimoine (les biens hérités du père) et le matrimoine (les biens hérités de la mère). 

Mais alors, s’il est si ancien, pourquoi n’en avons-nous jamais entendu parler ? Tout simplement car le matrimoine a été effacé de notre histoire au XVIIe siècle lors de l’avènement de l’Académie française et de la création des institutions culturelles. Les hommes élus de l’Académie se lancèrent dans une masculinisation de la langue française, des titres et des professions. Le terme de matrimoine a ainsi pâti de cette affaire davantage politique que linguistique. 

Il aura fallu attendre le XXIème siècle pour que le matrimoine ainsi que le mot “autrice” fassent leur grand retour après avoir été effacés par l’Académie française. Les femmes ont de tout temps joué un rôle important dans le développement culturel. Quel que soit le contexte historique, les femmes n’ont cessé de créer des œuvres en tout genre parfois de façon anonyme ou encore sous les traits d’un homme tel George Sand. Réhabiliter la notion de matrimoine permet de nous réapproprier toute une partie de notre héritage culturel rendue invisible depuis le XVIIe siècle. Le matrimoine permet donc aujourd’hui de faire connaître et célébrer le rôle des femmes dans la transmission de notre héritage culturel commun. 

Une femme assise à un bureau

Les femmes, oubliées de l'histoire ?

D’autant plus que reconnaître les femmes dans l’héritage culturel, c’est aussi contribuer à rééquilibrer l’inégalité homme-femme. On ne peut pas nier qu’il existe beaucoup de domaines dans lesquels les hommes sont bien plus nombreux que les femmes car les travaux de ces dernières n’ont pas été valorisés ou reconnus, et ne le sont toujours pas d’ailleurs. Par exemple, dans les arts cinéphiles, selon l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication 2020, depuis 2010, aucune femme réalisatrice n’a été primée aux Césars et aucun film réalisé par une femme n’a été primé au Festival de Cannes. Une étude publiée par le Centre national de la cinématographie révèle qu’en 2020, la part de films réalisés par des femmes était de 24,7 %, et qu’il s’agissait du niveau le plus élevé de la décennie. Par ailleurs, toujours d’après une étude du CNC, en 2019 le devis moyen des films réalisés par des femmes était de 2,56 M€ soit 40,2 % de moins que celui des hommes (4,28 M€). Pourquoi ne pas donner les mêmes opportunités ?

Classe

On peut également remettre en question la place des femmes dans les programmes scolaires.  Que ce soit en histoire ou dans les matières scientifiques, on peut compter sur les doigts d’une main le nom des femmes mentionnées dans les manuels scolaires : les avancées accordées aux femmes ont été très vite minimisées voire oubliées. Voici quelques chiffres-clés qui rendent compte de ce déséquilibre important (d’après une étude du centre Hubertine Auclert rééditée et mise à jour en 2020): 

  • “3,2 % des biographies présentes dans les manuels d’histoire de Seconde sont consacrées à des femmes” (certains ne présentent aucune femme).
  • “Dans les manuels d’histoire, les œuvres ou travaux des femmes sont environ 25 fois moins nombreux que ceux des hommes.”
  • Dans les manuels de mathématiques de Terminale, les femmes représentent un personnage sur cinq.

Dans un article, Catherine Chadefaud explique qu’au collège, “la seule année où les femmes trouvent une place c’est en 4ème avec un chapitre sur le rôle des femmes au 19ème siècle. On fait l’histoire des hommes et on garde un petit chapitre sur les femmes… Or nous demandons une histoire vraiment mixte.” Selon un article de la revue Éducation et socialisation, “le manuel scolaire est un vecteur essentiel d’instruction et de socialisation, il est porteur de savoirs, mais également de normes et de valeurs” et pourtant, il semblerait qu’il reflète et contribue à l’invisibilisation des femmes dans la plupart des domaines et ne véhicule alors pas les bonnes valeurs.

En littérature, ça n’est pas bien différent : cette année le programme national d’œuvres pour l’enseignement de français ne comptabilise que quatre autrices sur 16 textes proposés. 

Une autre donnée témoignant de la marginalisation des femmes dans notre histoire :  

Selon Statista, sur 876 lauréats des prix Nobels, seulement 58 sont des femmes. En quelques exemples, elles sont 16 contre 101 hommes en littérature, 12 contre 210 en médecine, 7 contre 179 en chimie et 4 contre 212 en physique.

Selon le Parisien, dans le célèbre temple français du Panthéon, ce ne sont que cinq femmes qui y reposent – bientôt six en novembre 2021, avec l’arrivée de Joséphine Baker- sur les 80 personnalités françaises.

Au vu de ces chiffres, on comprend mieux la volonté de réhabiliter le terme de matrimoine pour ainsi se réapproprier un héritage culturel souvent délaissé et donner aux femmes et à leurs œuvres une visibilité juste et égalitaire face à celle des hommes.

Le matrimoine dans les médias

Comme évoqué précédemment, le matrimoine est un terme encore trop peu connu, les médias commencent seulement à en parler. On voit donc qu’il y a une volonté de visibiliser ce terme dans l’espace public, et forcément cela fait débat. Certains parlent de cancel culture : la culture de l’effacement, car ils estiment qu’à travers le matrimoine, une idéologie d’épuration est transmise et que la mise en valeur des unes passerait par l’effacement des uns. D’autres voient le matrimoine comme une volonté de rééquilibrage. L’enjeu actuel est donc de rétablir le juste équilibre entre hommes et femmes afin de montrer que ces dernières ont aussi pris part à la culture de France. 

Mais comment communique-t-on autour du matrimoine ?

De plus en plus de voix se font entendre en faveur de ce mouvement. Pour ne citer que quelques exemples, certains influenceurs sur les réseaux sociaux deviennent des porte-paroles du matrimoine, à l’exemple de Mybetterself. Dans ses podcasts, elle met en valeur des femmes aux parcours aussi passionnants que divers, sur Instagram elle déconstruit les stéréotypes et surtout elle met en lumière le terme matrimoine en partageant à sa communauté les lieux qu’elle a pu découvrir lors des journées du matrimoine. 

On retrouve aussi des podcasts dédiés aux femmes comme “Une sacrée paire d’Ovaires” qui régulièrement racontent les vies des femmes et minorités de genre oublié(e)s de l’Histoire.

Femme animant la radio

Réhabiliter la notion de matrimoine est aussi un engagement pris par de nombreuses associations. Il existe notamment l’association HF, créée en 2009 à l’initiative de femmes et d’hommes travaillant dans le domaine du spectacle, de la radio et du cinéma. Son but est la réparation des inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, la mobilisation contre les discriminations observées et l’évolution vers la parité. Le mouvement réunit aujourd’hui 8 collectifs sur tout le territoire. L’association “Osez le Féminisme !” est également très impliquée, avec plus de 26 antennes réparties dans toute la France et à l’étranger et une présence médiatique régulière, elle a un impact sur les institutions et l’opinion publique. Elle est entre-autre membre du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes depuis le 9 janvier 2013. “Osez le Féminisme !” a justement organisé, en partenariat avec le Mouvement HF, des parcours à Paris et à Toulouse pour rendre visibles les femmes oubliées de certains lieux de ces villes. Rappelons que 95% de l’héritage culturel est constitué d’œuvres créées par des hommes, “Osez le Féminisme !” s’engage à mettre en lumière la partie de notre héritage transmis par des femmes. 

Les journées du matrimoine

Plus localement, nous retrouvons l’association Elle-s à Dijon, née en mai 2019 avec le souhait profond de permettre aux femmes de se fédérer et de trouver un espace d’échange. Il est important de dire qu’il ne s’agit pas d’un réseau professionnel et que toute femme se sentant en adéquation avec les valeurs de l’association peut la rejoidnre si elle le souhaite. Elle-s à Dijon aime promouvoir la sororité et croit véritablement en la puissance des femmes ensemble.  

L’association est structurée en trois missions principales : 

  • Visibiliser les femmes d’hier et d’aujourd’hui 
  • Favoriser les initiatives féminines  
  • Mettre en réseau  

 

Aujourd’hui, elle compte un peu plus de 150 adhérentes et propose au moins une rencontre par mois avec des déjeuners, des soirées, des sorties culturelles… 

En mai 2021, à l’occasion de leur deuxième anniversaire, l’association a lancé le projet Les Dijonnaises qui visait à valoriser les femmes qui ont fait l’histoire de notre territoire. Il était important également de valoriser les femmes d’aujourd’hui. Des portraits des adhérentes de l’association ont donc été créés. Plus récemment, l’association a lancé une extension à ce projet en élargissant l’aire géographique avec Les Bourguignonnes. Puis a été lancé à Dijon, la visite matrimoniale de la ville avec trois objectifs principaux : 

  • Visibiliser les femmes qui ont fait l’histoire de notre territoire 
  • Penser la ville par le prisme du genre  
  • Donner à voir les enjeux sociaux, sociétaux et culturels de la mise en visibilité 
Elles à Dijon

La notion de matrimoine est donc également communiquée à travers les journées du matrimoine. On les évoquait plus haut, bien qu’encore pas assez connues, ce sont les collectifs HF qui en sont à l’origine et grâce à qui ces journées se déclinent un peu partout en France depuis 2015. Cette année, les journées du matrimoine se sont déroulées les 18 et 19 septembre. Il existe un site internet dédié à cet événement pour avoir plus d’informations. Malheureusement, ses retombées ne sont pas toujours positives et sont parfois mal reçues par les médias. C’est assez simple par exemple de trouver des articles qui utilisent l’humour et le sarcasme pour dénoncer le “ridicule” de ce combat ou de ces journées, également considérées comme démesurées. Il est fâcheux de constater que certains peinent à reconnaître la place des femmes dans notre héritage culturel.

La visibilisation des femmes dans l’espace public est donc aujourd’hui une vraie question. On estime que 4 % des rues portent le nom de femmes. À Dijon par exemple, en 2016, sur 1300 voies, 150 portent le nom d’une femme et seulement deux le nom de Dijonnaises : l’Allée Claude Jade et la Rue Virginie Ancelot.  

Lorsque l’on voit le traitement récent des médias de l’œuvre posthume de Christo et Jeanne Claude avec l’empaquetage de l’Arc de Triomphe, on comprend que le nom et le visage de Jeanne Claude ont été presque totalement effacés au profit de celui de Christo. Le Centre des Monuments nationaux a même lancé un hashtag : #ChristoParis.

Arc de Triomphe

Avec cet exemple, la place des femmes dans l’Art devient un vrai enjeu. Le Centre Pompidou a lancé une vraie politique volontariste, a récemment lancé un MOOC “Elles font l’art” et est passé de 18 % d’œuvres d’artistes féminines en 2010 à 21 % en 2020. On voit donc que cela progresse, mais doucement alors que c’est un immense enjeu de visibilité matrimoniale. 

Il est important d’arrêter de dire que l’histoire féminine de la France est forcément un sujet féministe, car l’histoire féminine de la France fait partie de l’histoire commune et elle est aussi importante que l’histoire des hommes de France. 

Des femmes qui ont marqué l'avenir

Nous aimerions conclure cet article en citant quelques femmes bourguignonnes qui ont marqué l’histoire à leur manière.

Marcelle Pardé et Simone Plessis : un duo indissociable de résistantes et déportées françaises. Nées à Dijon et toutes deux respectivement directrice et secrétaire du lycée de jeunes filles de Dijon, elles étaient engagées dans le réseau de résistance “Brutus” et sont mortes pour la France en 1944. Aujourd’hui Marcelle Pardé a un collège à son nom à Dijon et fait partie des rares femmes de la seconde guerre mondiale à avoir connu une forme de postérité, en étant également médaillée à titre posthume pour son engagement. 

Claudie Haigneré  : première femme française et européenne dans l’espace (officiellement le statut de première spationaute française de l’histoire). 

Claude Marcelle Jorré : de son nom de scène Claude Jade est une actrice dijonnaise. Elle est notamment connue pour avoir joué dans la trilogie de François Truffaut « Baisers volés » (1968), « Domicile conjugal » (1970) et « L’Amour en fuite » (1978). Autre grande figure pour laquelle elle a tourné : Alfred Hitchock. D’autres rôles dans des films belges, japonais, allemands, italiens ou encore soviétiques l’ont également rendu populaire. Si le grand public l’a découvert au cinéma, son autre et première grande passion était le théâtre. Elle a également tourné dans plusieurs téléfilms et séries télévisées. 

Adelaïde Ferrière : âgée de 24 ans, elle est percussionniste et marimbiste (xylophone africain). En 2017, lors des 24ème Victoires de la musique classique, elle remporte le prix de la « Révélation soliste instrumental de l’année ». C’était d’ailleurs la première fois qu’une percussionniste était distinguée lors de cette cérémonie. Elle est décrite comme sachant manier les baguettes avec une impressionnante agilité ou encore comme étant animée d’une ardeur étourdissante. 

 

Vous voulez en savoir plus ?

Découvrez 5 ouvrages pour en apprendre plus sur le matrimoine :

  • « La place des femmes : une difficile conquête de l’espace public » de Michelle Perrot 
  • « Les grandes oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes » par Titiou Lecoq et préfacé par Michelle Perrot 
  • « Histoire féminine de la France de la Révolution à la loi Veil » de Yannick Ripa.
  • « Ni vues ni connues » du collectif Georgette Sand qui propose 75 bibliographies de femmes tombées dans l’oubli 
  • « Présentes. Villes, médias, politiques… Quelle place pour les femmes » de Lauren Bastide 

 

Dans l’ère du temps, découvrez également des podcasts consacrés à ce sujet :

  • Une Sacrée Paire d’Ovaires pour raconter les vies des femmes et minorités de genre oublié.es de l’Histoire
  • Un épisode podcast de Podcast Domini : Les femmes qui ont marqué l’histoire de la France
  • Radio Nova propose un nouveau podcast appelé “Pionnières”. Chaque épisode met à l’honneur le portrait d’une femme qui a marqué le monde de la musique.

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